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Le jeudi 9 mai 2013, les Bozar de Bruxelles organisaient une rencontre-conversation avec  M. Haneke, réalisateur palmedorisé en 2012 pour Amour, afin de célébrer la sortie de Cosí fan tutte, opéra de Mozart, qu'il vient de mettre en scène pour l'opéra de La Monnaie. Haneke nous a offert 1h10 de conversation sur son oeuvre, sur la place de la musique dans son parcours professionnel, sur sa vision du cinéma, sur son travail avec les acteurs et ses coups de cœur cinématographiques. Bilan de la soirée : Haneke est un homme fascinant, cordial, très drôle, qui parle de son art avec aisance et une grande clairvoyance et dont la simplicité n'a d'égale que l'intelligence. Une belle rencontre. 

La soirée s'est poursuivie avec la projection du film Caché. L'occasion pour moi de vous parler de la carrière d'Haneke et de ce film en particulier.

 

Attention, cette critique divulgue la fin du film. Ne lire qu'après avoir vu le film. 

Dès ses prémisses le cinéma de Michael Haneke interroge – de manière récurrente – des thèmes tels que la banalisation de la violence à travers les médias, la violence gratuite, sans motif identifié, associée au sadisme, la froideur de la bourgeoisie occidentale, les problèmes de communication et d’intégration, l’absence de structures familiales, l’annihilation de la vie privée au profit de la sphère publique et une dénonciation plus générale des médias modernes. Tous ces éléments se retrouvent au coeur de Caché.

Au plan formel, quiconque ayant vécu l’expérience d’un film d’Haneke sait que le réalisateur ne ménage pas ses efforts pour placer son spectateur dans une situation d’inconfort et de malaise en jouant à fond la carte de l’abstraction. Caché ne fait pas exception à la règle : la narration tire et s’étire vers l’épuration la plus spectaculaire. Usant du plan-séquence, des séquences « du vide », Haneke offre un point de vue distancié (je vous renvoie à la scène où Georges travaille à son bureau avec en arrière-plan le journal télévisé qui diffuse des images de la guerre en Irak, sanglantes et cruelles, qui ne provoquent aucune réaction de sa part) où tout se joue en même temps. Il ne fait pas appel au montage, aux insertions, ni aux accompagnements musicaux pour donner du relief à ses récits. La frustration fait partie intégrante de l’expérience (presque clinique) de l’oeuvre. Ainsi, tout n’est pas, volontairement, donné au spectateur sur un plateau d’argent. Ce dernier doit s’investir dans le récit, produire son propre « montage », ses propres interprétations car le subversif du réel se suffit à lui-même. Et la frustration demeure car l’image, souvent confondue avec la réalité qu’elle entend représenter, reste en quelque sorte inaccessible puisqu’elle a pour « but » de déranger le spectateur dans son aveuglement (aveuglement partagé par le personnage principal, Georges, incarné par Daniel Auteuil). Ce choc du visuel est constamment convoqué dans le film, culminant quand Majid dit à Georges qu’il voulait qu’il « assiste à ça » (alors qu’il s’apprête à se trancher la gorge devant lui). Si le dialogue a été rompu, les images – violentes, comme toujours chez Haneke – agissent sur les personnages.

Le réalisateur aime manipuler son spectateur pour le mettre face à ses ambiguïtés et à ses contradictions (Ex. son Funny Games - coup de poing – qui dénonce la passivité du spectateur modelé pour faire face à la violence gratuite qui se propage au cinéma ), mais c’est avant-tout un cinéma qui dissèque la société occidentale. En dénonçant la suprématie de l’image et des médias, Haneke entend  aussi réveiller la Mémoire d’une certaine Histoire étouffée par les institutions comme c’est le cas dans Caché (Cf. Le massacre des Algériens, à Paris, le 7 octobre 1961 qui semble avoir été zappé par les médias actuels).

Au travers de l’histoire de ces deux gamins (Georges et Majid), Haneke réveille une mémoire endormie. La culpabilité que Georges refuse de laisser émerger, c’est celle de tout un pays, de toute une culture. En ce sens, Georges, de par sa profession (sorte d’ersatz de Bernard Pivot), son milieu social (bourgeois, intellos, parigots) et son habitat (l’appartement des Laurent est un bel exemple d’une culture démocratisée, où les livres et les K7 semblent remplir une fonction purement décorative et d’apparat) se fait le porte-drapeau d’une culture qui refuse d’admettre sa part de responsabilité et qui préfère se trouver des excuses (plus d’actualité, tu meurs!).

Tout le film se joue de la dialectique opprimé/ oppresseur. L’enfant- coq (Georges) qui voulait garder la main mise sur son poulailler a usé de l’image pour se « débarrasser » d’un rival (en jouant sur le registre de la peur) se retrouve, à l’âge adulte, à son tour piégé par l’emprise des images. Pour lui, ça ne fait aucun doute : ce piège ne peut être que la vengeance de Majid. C’est pourquoi Georges se cantonne donc dans son statut de « victime » au point d’éliminer toute notion de confiance au sein de sa famille. Le mensonge est instauré et ne lâchera plus le film d’une semelle : quoi que le film nous dise le doute persiste (Georges dit-il vraiment la vérité? N’a-t-il rien fait de plus grave que de « balancer » son rival? Ses actes étaient-ils réellement innocents?)  à l’image du plan final.

Parlons-en tiens de ce plan final… Si Haneke nous livre là une pirouette scénaristique (ou une manipulation, au choix) qui vise à mettre le cerveau du spectateur en branle, je pense que sa volonté (vu ce qu’il en dit en interview) consiste à forcer le public à aller au-delà des conclusions rapides, au-delà des apparences et des acquis. A partir de-là, il semble peu intéressant de s’évertuer à « trouver » une solution quant à l’expéditeur des vidéos. Faut-il, d’ailleurs, vraiment prendre ces vidéos au premier degré? Ne seraient-elles pas la transposition fantasmatique de la culpabilité inavouée de Georges? Jusqu’à la dernière seconde Haneke ne lâche pas son affaire : le doute reste maître à bord. Et, en faisant se rencontrer les deux protagonistes de la nouvelle génération (Pierrot, le fils de Georges et le fils de Majid), doit-on y voir l’espoir d’un avenir plus empreint au dialogue, à l’ouverture d’esprit ? Ou faut-il considérer que les deux jeunes se connaissent et ont mis en place cette combine des vidéos pour rétablir un dialogue entre leurs Pères ?

Comme je le disais, je ne pense pas que ce soit le but du film d’arriver à une conclusion limpide. De toute façon, passée cette frustration, une chose demeure : Caché est une oeuvre riche, qui demande pas mal de réflexion, de remise en question et qui remet en cause notre rapport à la représentation, à la vie privée, à l’intégrité morale et au besoin de mémoire. Que le cinéma, qui ne saurait exister sans le travail de « manipulation » de l’image, puisse se regarder et se critiquer aussi intelligemment me laisse penser qu’un cinéaste comme Haneke doit être vu et, en parallèle, entendu. C’est pourquoi je conseille à tous ceux qui veulent approfondir ses films de regarder ses interviews ou de lire son livre d’entretiens, Haneke par Haneke. Sa conception de la vie, du cinéma et de son cinéma apporte un réel complément à son travail esthétique.

En conclusion, si vous arrivez à passer au-delà de l’hermétisme assumé par le réalisateur, Caché s’avérera une expérience assez singulière, parfois oppressante, mais très enrichissante au final avec un Daniel Auteuil qui signe – encore- une très belle performance de comédien. Haneke prend rarement la peine de s’appliquer à rendre ses personnages sympathiques, mais le travail esthétique du réalisateur et le jeu tout en subtilité d’Auteuil amènent naturellement le spectateur à s’identifier au protagoniste, ou au moins à le suivre.

 

Note du film7/10

Dès ses prémisses le cinéma de Michael Haneke interroge – de manière récurrente – des thèmes tels que la banalisation de la violence à travers les médias, la violence gratuite, sans motif identifié, associée au sadisme, la froideur de la bourgeoisie occidentale, les problèmes de communication et d’intégration, l’absence de structures familiales, l’annihilation de la vie privée au profit de la sphère publique et une dénonciation plus générale des médias modernes. Tous ces éléments se retrouvent au coeur de Caché.
Au plan formel, quiconque ayant vécu l’expérience d’un film d’Haneke sait que le réalisateur ne ménage pas ses efforts pour placer son spectateur dans une situation d’inconfort et de malaise en jouant à fond la carte de l’abstraction. Caché ne fait pas exception à la règle : la narration tire et s’étire vers l’épuration la plus spectaculaire. Usant du plan-séquence, des séquences « du vide », Haneke offre un point de vue distancié (je vous renvoie à la scène où Georges travaille à son bureau avec en arrière-plan le journal télévisé qui diffuse des images de la guerre en Irak, sanglantes et cruelles, qui ne provoquent aucune réaction de la part de Georges) où tout se joue en même temps. Il ne fait pas appel au montage, aux insertions, ni aux accompagnements musicaux pour donner du relief à ses récits. La frustration fait partie intégrante de l’expérience (presque clinique) de l’oeuvre. Ainsi, tout n’est pas, volontairement, donné au spectateur sur un plateau d’argent. Ce dernier doit s’investir dans le récit, produire son propre « montage », ses propres interprétations car le subversif du réel se suffit à lui-même. Et la frustration demeure car l’image, souvent confondue avec la réalité qu’elle entend représenter, reste en quelque sorte inaccessible puisqu’elle a pour « but » de déranger le spectateur dans son aveuglement (aveuglement partagé par le personnage principal, Georges, incarné par Daniel Auteuil). Ce choc du visuel est constamment convoqué dans le film, culminant quand Majid dit à Georges qu’il voulait qu’il « assiste à ça » (alors qu’il s’apprête à se trancher la gorge devant lui). Si le dialogue a été rompu, les images – violentes, comme toujours chez Haneke – agissent sur les personnages.
 
Le réalisateur aime manipuler son spectateur pour le mettre face à ses ambiguïtés et à ses contradictions (Ex. son Funny Games - coup de poing – qui dénonce la passivité du spectateur modelé pour faire face à la violence gratuite qui se propage au cinéma ), mais c’est avant-tout un cinéma qui dissèque la société occidentale. En dénonçant la suprématie de l’image et des médias, Haneke entend  aussi réveiller la Mémoire d’une certaine Histoire étouffée par les institutions comme c’est le cas dans Caché (Cf. Le massacre des Algériens, à Paris, le 7 octobre 1961 qui semble avoir été zappé par les médias actuels).
Au travers de l’histoire de ces deux gamins (Georges et Majid), Haneke réveille une mémoire endormie. La culpabilité que Georges refuse de laisser émerger, c’est celle de tout un pays, de toute une culture. En ce sens, Georges, de par sa profession (sorte d’ersatz de Bernard Pivot) , son milieu social (bourgeois, intellos, parigots) et son habitat (l’appartement des Laurent est un bel exemple d’une culture démocratisée, où les livres et les K7 semblent remplir une fonction purement décorative et d’apparat) se fait le porte-drapeau d’une culture qui refuse d’admettre sa part de responsabilité et qui préfère se trouver des excuses (plus d’actualité, tu meurs!).
 
Tout le film se joue de la dialectique opprimé/ oppresseur. L’enfant- coq (Georges) qui voulait garder la main mise sur son poulailler a usé de l’image pour se « débarrasser » d’un rival (en jouant sur le registre de la peur) se retrouve, à l’âge adulte, à son tour piégé par l’emprise des images. Pour lui, ça ne fait aucun doute : ce piège ne peut être que la vengeance de Majid. C’est pourquoi Georges se cantonne donc dans son statut de « victime » au point d’éliminer toute notion de confiance au sein de sa famille. Le mensonge est instauré et ne lâchera plus le film d’une semelle : quoi que le film nous dise le doute persiste (Georges dit-il vraiment la vérité? N’a-t-il rien fait de plus grave que de « balancer » son rival? Ses actes étaient-ils réellement innocents?)  à l’image du plan final.
 
Parlons-en tiens de ce plan final… Si Haneke nous livre là une pirouette scénaristique (ou une manipulation, au choix) qui vise à mettre le cerveau du spectateur en branle, je pense que sa volonté (vu ce qu’il en dit en interview) consiste à forcer le public à aller au-delà des conclusions rapides, au-delà des apparences et des acquis. A partir de-là, il semble peu intéressant de s’évertuer à « trouver » une solution quant à l’expéditeur des vidéos. Faut-il, d’ailleurs, vraiment prendre ces vidéos au premier degré? Ne seraient-elles pas la transposition fantasmatique de la culpabilité inavouée de Georges? Jusqu’à la dernière seconde Haneke ne lâche pas son affaire : le doute reste maître à bord. Et, en faisant se rencontrer les deux protagonistes de la nouvelle génération (Pierrot, le fils de Georges et le fils de Majid), doit-on y voir l’espoir d’un avenir plus empreint au dialogue, à l’ouverture d’esprit ? Ou faut-il considérer que les deux jeunes se connaissent et ont mis en place cette combine des vidéos pour rétablir un dialogue entre leurs Pères ?
 
Comme je le disais, je ne pense pas que ce soit le but du film d’arriver à une conclusion limpide. De toute façon, passée cette frustration, une chose demeure : Caché est une oeuvre riche, qui demande pas mal de réflexion, de remise en question et qui remet en cause notre rapport à la représentation, à la vie privée, à l’intégrité morale et au besoin de mémoire. Que le cinéma, qui ne saurait exister sans le travail de « manipulation » de l’image, puisse se regarder et se critiquer aussi intelligemment me laisse penser qu’un cinéaste comme Haneke doit être vu et, en parallèle, entendu. C’est pourquoi je conseille à tous ceux qui veulent approfondir ses films de regarder ses interviews ou de lire son livre d’entretiens, Haneke par Haneke. Sa conception de la vie, du cinéma et de son cinéma apporte un réel complément à son travail esthétique.
 
En conclusion, si vous arrivez à passer au-delà de l’hermétisme assumé par le réalisateur, Caché s’avérera une expérience assez singulière, parfois oppressante, mais très enrichissante au final avec un Daniel Auteuil qui signe – encore- une très belle performance de comédien. Haneke prend rarement la peine de s’appliquer à rendre ses personnages sympathiques, mais le travail esthétique du réalisateur et le jeu tout en subtilité d’Auteuil amènent naturellement le spectateur à s’identifier au protagoniste, ou au moins à le suivre.
Tag(s) : #Critiques, #On en redemande!, #2000-2010, #Evénements- Festivals- Avant-premières
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